Celestin était mort depuis longtemps déjà mais l'on se rappelait son amour de l'argent. Au café , il n'ouvrait point sa bourse ou bien d'un geste lent, simulant de payer, il ne pouvait jamais car d'autres plus rapides l'avaient fait avant lui . Il ne voyait pas quand ses vaches paissaient dans le pré du voisin , mais il voyait très bien quand celles des autres tondaient quelques touffes qui lui appartenaient. Il était très avare et l'on disait de lui , comme pour s 'en moquer "qu'il eût tondu un oeuf ou écorché un rat pour en avoir la peau !"
Qu'importe ! Il était mort. Son fils était marié et était à la ferme, avec le frère cadet, "un tonton", qui aidait bien aux durs travaux des champs .
C"était à une époque fort lointaine , il est vrai , où existaient encore de nombreux revenants . Les nuits étaient troublées par des âmes errantes qui frappaient aux portes et aux volets de bois . On entendait des bruits , des pas lourds martelant les planchers , des portes qui s'ouvraient et des cris d'âmes en peine. On voyait des lueurs perçant l'obscurité quand les esprits follets s'approchaient de vous , dans un bruissement d'aîles . A travers les grands prés qu'éclairait la lune, on pouvait voir passer , avec un bruit d'enfer , des squelettes recouverts d'un linceul , poursuivis par des bêtes aux geules grand'ouvertes . C'était la chasse maligne . Si on la rencontrait , il fallait se signer . Nombreux étaient aussi les méfaits de ce monstre : la bête" pharamine ". Les spectres , pourtant immatériels étaient à cette époque des êtres bien réels. On se sentait peu sûr : l'au-delà était là , ou bien c'était l'enfer.
Dans la maison de Célestin, au milieu de la nuit depuis bien des années, c'était le même spectacle . A minuit ,cela comm:ençait par un bruit, un choc contre la porte suivi d'un grincement des gonds qui tournaient : quelqu'un entrait . On attendait ceci car rituellement dès minuit sonné , la même scène avait lieu . Ensuite c'était des pas, des pas lourds accompagnés d'un cliquetis de chaînes et du bruit d'un objet traîné , d'abord dans la pièce du bas ,puis à l'étable et enfin dans la grange . Les dormeurs réveillés savaient que ce bruit qui s'éloignait reviendrait bientôt ,qu'il entrerait ici , dans ce "gabinet" où ils étaient couchés. Le bruit s'annonçait en descendant l'escalier de bois de la grange à l'étable, puis dans le couloir de "l'écurie" . Pour mieux se protéger , on se cachait la tête sous les draps tirés haut, en espérant au moins que le bruit cesserait avant de pénétrer dans cette salle basse . Mais immanquablement,le bruit se rapprochait, les chaînes étaient là ; et le plancher craquait .A si le sol au moins avait été de terre , il eût moins résonné ! Enfin le bruit cessait ...
Un jour ,Louis ,le fils aîné, chef de la maison puisqu'il était marié , osa regarder bien que tremblant de peur . Alors il vit son père mort depuis longtemps . La tête décharnée était reconnaissable ; les pieds traînaient de lourdes chaînes de fer reliées à un boulet énorme . Le père était courbé car il était chargé d'une très lourde pierre portant sur un côté la marque d'une croix . C'était bien une borne que le père portait.
Au cours de sa vie , Célestin , cet homme très avare , lui qui avait toujours "peur de tout manquer" , avait déraciné les limites des champs pour s'agrandir un peu . Mort , il était condamné pendant toutes les nuits , avec son attirail de chaînes et de boulets , à traîner sur son dos , une borne arrachée.