La scène se passe sur la ligne des crêtes qui sépare les vallées de l'Ance et de la Dore et au Siège de la Reine. Il est question de menhirs. Il en existe à St Pierre du Champ, à St André de Chalencon, au Monteil près de Chomelix, à St Jean d'Aubrigoux, à Craponne sur Arzon et enfin ,la Pierre levée de l'Argentière , à Beaune. De taille variant de un à deux mètres,ils sont souvent creusés au sommet d'une cavité. Quant aux dolmens, citons celui de St Jean d'Aubrigoux,et la "Trialle " qui a cédé sa place à Meydeyrolles au monument aux morts....
On venait d'enterrer un homme de la tribu,un vaillant chasseur qu'un vieux sanglier aux canines démesurées avait mortellement bléssé. Les jeunes l'avaient porté dans le dolmen où ils avaient repoussé les os des ancêtres oubliés. Ils avaient pris soin de placer le corps en position foetale pour que du ventre de la terre, le mort ressuscitât mais dans un autre monde.Autour,des armes , des outils ,des colliers ,de la nourriture avaient été disposés afin que le défunt puisse se défendre, travailler, se nourrir et dignement paraître dans l'au-delà.
Un homme ! Un homme en moins ! Ils n'étaient pas si nombreux à vivre dans ces abris sous roche :quelques enfants échappés à la mort, des femmes très tôt vieillies,et cinq ou six hommes hirsutes avec de grands yeux au regard intense.Encore n'étaient-ils pas tous ingambes ; l'un d'eux souffrant d'une fracture mal réduite se traînait lamentablement; un autre perclus de rhumatismes,bien qu'il fût jeune , ne bougeait plus sur son lit de fourrures. Ils se ressemblaient tous, avec leurs narines largement ouvertes, leurs mâchoires violentes et leurs grosses arcades sourcilières qui faisaient comme un bourrelet sur leurs visages courts et larges.Aux cous se balançaient les pendeloques, les colliers de canines de loup portés en amulettes. Peu d'hommes , et pourtant plus les chasseurs étaient nombreux meilleure était la chasse . La nourriture suffisait à peine. Il restait un peu de viande boucanée,des cuisseaux de cerf que le ruisseau refroidissait , des fruits sauvages-noisettes, glands et faînes -que les femmes avaient cueillis, des rayons de miel trouvés dans un tronc fourchu et de jeunes racines déterrées à la lisière d'un bois . Si les butins ne s'amélioraient pas ,les vivres manqueraient.
La tribu s'était établie dans un lieu élevé d'où les guetteurs pouvaient facilement voir venir l'ennemi ou les fauves redoutés.C'était la nuit . Un mur de feu entourait le village et la vestale Ea était chargée de le faire vivre en l'alimentant sans cesse de branches mortes. Le feu ! C'était un morceau de soleil indispensable à la vie. Il protégeait des bêtes; il était source de chaleur et de lumière, il cuisait les aliments, il durcissait les épieux. Le feu pour conquérir le monde ! Et bien qu'on sût maintenant le créer en frottant rapidement deux morceaux de bois sec , il fallait qu'il vive. La vestale le veillait.
L'aube allait poindre et comme les jours précédents, Koûm, jeune homme qui avait vu quatorze étés, sortit de sa demeure pour s'asseoir dehors, en attendant le lever du jour. Mais aujourd'hui , le froid de la nuit le pénétrait. Il rentra , évita les pierres du foyer éteint et dans la pénombre , il aperçut sur des fourrures,d'une fille endormie , le corps nu et lové dont le formes juvéniles l'invitaient à l'amour. D'un désir exacerbé par plusieurs jours d'abstinence qu'il s'était imposée,il refoula la violence , non par ascèse morale mais pour garder toute sa force d'émotion et toute sa puissance magique. Il s'arracha à ce spectacle lascif, sortit rapidement en jetant sur ses épaules une peau laineuse. Il vint s'asseoir en face de deux menhirs plantés à proximité. Il attendait. Les flammes de l'anneau de feu arrachaient le camp à l'obscurité,rendaient plus sombres les espaces éloignés et balançaient l'ombre démesurée de la vestale. Il n'avait point sommeil et devant son village endormi,il ressentait un sentiment d'orgueil . Il regardait les étoiles ,cette multitude d'yeux qui lui jetaient une lumière froide et qui dessinaient des objets et des animaux fantastiques. La nuit s'étirait paresseusement et n'en finissait plus de mourir. Enfin une faible lueur éclaira l'horizon ,devint de plus en plus intense : le jour se levait. Le soleil apparut exactement dans l'axe des deux pierres levées. C'était ce soir qu'il partirait .
Quatorze étés, Koûm commençait sa vie d'homme. Il allait pouvoir se servir des armes,des harpons à double barbelures,des piques, des bifaces de silex. Il allait affronter des animaux dangereux qu'il tuerait pour nourrir le village. A la tombée du jour, il prit une lance à pointe durcie au feu, une massue et un javelot. . Il partit. Sa route était tracée. La ligne des crêtes était jalonnée de plusieurs feux.C'était les menhirs allumés. Visibles de très loin, il empêchaient de se perdre dans la sylve touffue. Au passage Koûm jetait dans les cavités sommitales des boules de résine pour ranimer les flammes vacillantes. La route resterait éclairée toute la nuit. Dans l'ombre ,les pierres levées accusaient leur forme phallique qui assurait la pérennité de la vie humaine et animale. Il rencontra des chasseurs, des jeunes comme lui qui suivaient ce chemin pour la première fois ; d'autres plus vieux , habitués à marcher dans ces sentiers et à organiser cette nuit d'initiation et de magie .
Tous ensemble , ils allèrent longtemps, toujours sur les sommets, d'une borne lumineuse à une autre jusqu'à ce que la ligne des crêtes s'infléchît vers une nouvelle vallée plus grande que celle où ils vivaient et que les aînés évitèrent pour se diriger vers un autre versant où des flammes trouaient la nuit et signalaient le site. Ils grimpèrent directement à travers la forêt pour déboucher dans un espace vide, une clairière au sol peu incliné et dominée par un amoncellement de rochers. L'extrémité de l'un portait un foyer de résine et de poix beaucoup plus important que ceux qu'ils avaient rencontrés . La nuit, de cette grande flamme jaillissant du sommet d'une aiguille de granite,dans cet espace au sol nu, entouré par l'angoissante forêt , de ce lieu réservé aux rites ancestraux pratiqués depuis des siècles , rayonnait une telle puissance d'effroi que la stupeur immobilisa Koûm venu ici pour la première fois. Des inconnus se trouvaient là. Ils habitaient sur l'autre pente de la vallée, au soleil levant ou près des sources de la rivière. Beaucoup de jeunes qui désiraient devenir de vrais chasseurs, tous animés par la volonté d'acquérir une emprise sur l'animal pour que leurs lances , leur pièges, leurs projectiles de silex ne manquent pas leur but. Plus nombreux que les doigts de dix mains, avec leurs crânes ronds serrés dans des bandeaux qui plaquaient leurs chevelures, avec leurs fronts fuyants , leurs gros yeux au regard profond, ils incarnaient une volonté farouche, celle de vaincre et de se vaincre pour être plus forts que la nature et pour la dominer . A leurs ceintures pendaient les haches et les couteaux, les bolas, ces frondes qui s'enroulaient autour des pattes et les brisaient . Ils étaient aussi armés d'épieux à la pointe acérée, de gourdins noueux et tenaient en leurs mains les coups-de poing, projectiles triangulaires tranchants très efficaces quand ils étaient lancés avec beaaucoup de force . Les fourrures de toute la faune de la région servaient de vêtements. C'était des dépouilles de loup ,des toisons de chevreuil , dont on appliquait le poil directement sur la peau, des cuirs de boeufs cousus avec des crins , des ligaments ou des nefs ,des peaux de cerf que les aiguilles d'os avaient transformés en manteau , en capuchons capables de protéger des froids les plus intenses.
Près des rochers étaient entassés des troncs de génévriers, un pour chaque homme . Maintenant ils s'en approchaient lentement. A la grande flamme , à tour de rôle,ils allumèrent leurs torches puis allèrent se ranger en cercle , en contrebas . Aucun geste manqué, les jeunes imitaient les aînés et cet anneau d'hommes brandissant leurs flambeaux , avait quelque chose de sacré,d'envoûtant , lourd d'émotion pour les néophytes.Puis le cercle avança vers son centre jusqu'à ce que les épaules se touchassent. Il ne restait plus qu'un espace réduit . Cinq hommes parmi les plus musclés confièrent leur lanterne à leur voisin puis se mirent à creuser au centre avec des omoplates qui leur servaient de pelle.. La tache allait bon train sans fatigue apparente. Un fosse apparaissait profonde et large . La terre n'était point laissée en talus mais répandue sur le sol alentour. Puis le grand cercle se reforma toujours éclairé par les brandons qui créaient des zones d'ombre et de lumière propices à l'émotion magique. A nouveau , il y eut rupture de l'ordre circulaire, les hommes se rassemblèrent par groupes près des sacs de peaux contenant de l'argile ocre. Ils s'enduisirent le corps pour dissimuler leur odeur, leur couleur et leur qualité d'homme. Alors commença une marche silencieuse et feutrée , à pas de loup, dos courbés et les mains touchant le sol comme pour mieux approcher l'animal ; puis ils pousuivirent une bête imaginaire en brandissant leurs massues , leurs harpons et leurs haches de silex, et en lançant des cris gutturaux de peur et de joie. Ils simulaient une attaque menée par les chasseurs ou par un fauve rendu furieux par ses blessures. Ce n'était pas seulement une imitation, l'apprentissage de gestes favorables à l'avance dissimulée et à la mise à mort , mais une véritable chasse où les participants , sous la puissance du mimétisme s'étaient transformés pour devenir des monstres à mi-chemin entre l'animal et l'homme.
Bientôt la disposition en cercle en cercle reprit. Des têtes d'animaux circulaient de mains en mains ; celle d'un loup au pelage fauve dont les yeux grand-ouverts exprimaient encore toute leur férocité, celle d'un renard, exhibant ses canines pointues, le crâne d'un taureau aux cornes solides que Koûm regarda longtemps. Il le tenait près de lui et anticipait l'acte de chasse, se voyait aux prises avec ce quadrupède énorme qui le chargeait , mais il surmontait sa peur instinctive , il le dominait, le tuait. Il y avait encore la hure d'un sanglier au pelage brun et pourvue d'un énorme boutoir ; les bois d'un vieux cerf qui suggéraient l'animal entier. Les hommes poussaient des cris rauques , des cris d'animaux , des grognements de quartannier, des hurlements de loup , des jappements de renard , des brâmes de cerf.
Enfin on recouvrit de branchages légers la fosse creusée au milieu de la clairière magique. Puis les hommes se dispersèrent dans la forêt en élevant leurs torches de génévriers dont la flamme brillante éclairait le moindre hallier. Leur odorat subtil leur fit découvrir des laissées et leur perspicacité des endroits fouillés. Un solitaire se vautrait dans sa bouge. Se voyant débuché il partit comme un éclair, mais une double rangée d'hommes se forma rapidement obligeant la bête à aller de l'avant, vers la descente. L'animal effaré grognait méchamment , cherchait à fendre cette barrière humaine , cette multitude de jambes qui le privait de sa liberté. Progressivement le couloir des chasseurs se détruisait en amont, se reformait plus bas pour canaliser l'animal. Profitant de la déclivité du terrain le sanglier essaya , dans une courbe de recouvrer les grands espaces . Il fonça. C'était en direction de Koûm qui tressaillit et devint blême malgré ses armes. Très rapidement le jeune chasseur revit l'homme rapporté exangue , les membres déchirés , prêt à mourir. La scène se répétait ; son coeur se mit à battre très vite et très fort, à lui faire mal sous sa peau horripilée. Mais il se ressaisit et planta son épieu dans l'épaule de l'ennemi qui de plus en plus furieux changea de cap en marquant son chemin de gouttes de sang. Les chasseurs refermant sans cesse le couloir, l'animal chuta dans la fosse
Alors au milieu des cris des hommes et des grognements de colère du prisonnier, une danse chantée commença. C'était comme un hymne , un chant guerrier au rythme lent , une marche grave au mouvement ample et large qui s'accéléra pour se transformer en une sarabande joyeuse , en un galop rapide . L'ivresse des cris et de la danse groupait les désirs identiques en une conscience unique et magnifiait la force de la communauté; et tous ces corps où la sueur ruisselait, toutes ses têtes qui s'agitaient n'étaient plus qu'un seul corps, qu'une seule tête qui vibrait au martèlement de la multitude des pieds. Au comble de l'exaltation ,les chasseurs se disposèrent en deux cercles :devant les jeunes , à l'arrière les anciens et tous tenaient d'une main un épieu , de l'autre une torche résineuse . Un signal fut donné, les épieux s'abaissèrent violemment vers la fosse et un long cri de douleur déchira la nuit.